Édito

Lettre pour Jean-Pierre

Lettre écrite pour le poète du Plateau, Jean-Pierre Lauzon, publiée en mars 2020 dans La Presse .

Je me permets de l’appeler le Vieux. Parce que quand il débarque au bureau de sa députée pour me demander du change, un café ou faire un coup de fil, il m’appelle toujours « le gros », avec sa bouche pleine de vers. De vers de mots, pas de terre.

Le Vieux, avant d’être un toxicomane notoire, un « quêteux » entêté, un marginal, c’est un poète. Sans prétention. Sans foulard ni recueil. C’est juste comme ça qu’il parle. Comme certains peuvent avoir un drôle d’accent, sans nécessairement venir de loin. Lui, il vient pas de loin. Il reviendra pas de loin non plus. Toujours été là, depuis trop longtemps, pour changer. Vous l’avez sûrement déjà croisé sur Mont-Royal, d’ailleurs. Moitié Don Juan, moitié comète, jamais gêné de nous demander de l’argent en échange du sourire qu’il a réussi à excaver de notre trajectoire routinière.

Je pense beaucoup à lui, ces temps-ci. Même s’il a un toit sur sa tête, je sais que l’isolement volontaire, ça doit être tough en esti, pour lui. Depuis que je suis confiné chez moi, j’ai plus de nouvelles de mon vieux préféré. Ce serait facile de se dire que c’est son problème, qu’il soit toxicomane; qu’on pleurera quand même pas pour un junky qui aura pas sa dose de free base à cause d’une pandémie. Mais je peux pas m’empêcher. Je pense aux conséquences d’un sevrage prolongé sur le bonhomme qui vient de toper les soixante-dix ans, pis maudit que je m’inquiète. Je m’inquiète pour lui, pour sa santé… mais mon inquiétude est aussi égoïste. Parce que la dernière fois que je l’ai vu, je lui ai fait une petite épicerie, je lui ai donné dix piastres, mais quand il m’a invité à m’asseoir avec lui pour partager un café, j’ai refusé. Parce que j’ai eu la chienne. Parce que je devais tenir mes deux fucking mètres de distance.

Évidemment, le vieux est pas le genre à avoir un téléphone, encore moins de connexion Internet. J’ai appelé sa maison de chambre pour prendre des nouvelles, j’ai laissé un message… Je sais qu’il lit beaucoup. Des magazines scientifiques, les journaux, de la poésie. C’est pour ça que j’ai décidé d’écrire ce petit message. Parce que peut-être que mon pref’ va ramasser le journal quelque part…

Mon vieux, si tu lis ça, j’espère que tu vas bien. J’espère que tu gardes tes deux mètres de distance avec « ton gars », j’espère qu’il a la décence de livrer, ces temps-ci, pis que tu réussis quand même à ramasser une couple de piastres à gauche et à droite.  J’aimerais aussi ça te dire merci. Merci de m’avoir fait réaliser qu’y’avait une méchante différente entre garder ses distances pis être distant.

J’te dirai pas que « ça va bien aller », parce que t’as jamais été du genre à te faire conter des menteries. Je souhaite juste que t’aies encore le cœur à faire des rimes.

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